A-t-elle vraiment voulu la raconter sa vie au bout de son âge ? Avec ce roman ( le premier nous dit-on) de Joël Bastard que je lis et observe de loin depuis longtemps dans ses aventures poétiques et créatives, je finis par douter. C’est pourtant le bon mystère de la littérature. On se retrouve ici en direct dans la tête d’une femme qu’on n’aura jamais rencontrée. Elle est d’emblée sympathique et un peu bornée, légèrement pitoyable et vaillante dans son désir. Coquette et fantastiquement humaine. Elle n’envoie pas dire ce qu’elle pense et elle tient pourtant sa langue dans sa poche pour qu’on ne l’importune pas au-delà de ses forces. Elle n’a pas eu le temps de voir passer sa vie, c’est flagrant ! « Dites ces mots ma vie, et retenez vos larmes »...
Elle ne s’en est pas mal sortie , elle a connu le travail, l’amitié , l’amour et les pingres regrets de ne pas avoir pu choisir son niveau d’études comme sa grande copine Andréa qu’elle admire. De la fratrie nombreuse elle a pu s’extirper pour accompagner l’amoureux sur le continent. Marseille puis Versailles et retour à la case insulaire à Bastia.
Petite femme usée, nerveuse, petit revenu, et beaucoup de revenant.e.s en prime , qu’elle voit dans la glace de sa salle de bains. Elle les entend surtout. Elle les chasse un peu avec ses rituels de fumeuse invétérée et de cruciverbiste niveau 1 et 2 ( pas plus elle dit). Le monde extérieur ne l’intéresse plus ni les racontars, les faits et gestes de son voisinage l’indiffèrent royalement... Son agacement perpétuel est plein d’humour, mais il ne sort pas trop de son enclos. La solitude ne lui pèse pas car elle est hantée par les images et les paysages de son passé.
Elle explore les mentalités corses à travers des anecdotes qui laissent affleurer la violence de la vie et le secret des pierres du maquis. Son village d’origine Pontu-Scogliu est introuvable sur la carte de la Castagniccia et c’est troublant. C’est pour moi « la pierre d’achoppement » du livre, d’ailleurs scogliu veut dire roche, récif, falaise...en Corse. Et il y en a partout ! Il y a même un restaurant à ce nom vers Canari en Haute -Corse près de mon amie Angèle Paoli (Site Terres de Femmes). Mais n’est-ce pas plutôt un vrai-faux indice ? Est-ce un village fantôme comme celui d’ Occi qui nous avait tant fascinés car visité sous l’orage et en plein vent ?
Est-ce le dernier secret d’origine de Filumena et peut-être de l’auteur du livre ? Une sorte d’hommage sans témoins visibles autres que des spectres ordinaires au milieu des ruines ?
La mer comme la mort est ce qui sépare et réunit, la mer, Filumena la regarde à peine, elle sait que c’est une voleuse sous la coupe des vents du large. La mort , elle la regarde tout le temps en contemplant ses pieds invalides... Et elle ne veut plus rien savoir, vous servir un café ou un thé à la rigueur ... Tant qu’il sera temps...
Si le roman n’avait pas été écrit, Filumena, imaginaire ou partiellement réelle, les aurait peut-être gardés pour elle-seule ses commentaires. Andréa n’est plus là pour recevoir ses confidences. Les hommes du passé ne sont plus accessibles. Les enfants, le sien comme les autres sont partis en avion tonitruant, ou en bateau sans charme. A 80 ans passés, le tourisme envahissant et économiquement obscène ne l’amuse même plus car le décalage est trop grand sous le soleil de plomb.
C’est une vie à l’ombre désormais, sauf au moment du fameux trajet fastidieux, 3OO mètres pour aller chercher ses cigarettes et son journal en plein Midi, horaire idéal pour ne pas rencontrer de charrettes qui retardent le retour...et par nostalgie pour la même heure de sortie choisie dans son village perdu d’enfance. On ne se refait pas, on se souvient...
Parler et écouter est devenu trop pénible. Et elle le justifie avec des arguments mordants comme les rayons du soleil. Ce qu’elle se raconte est parfois triste ou cocasse, mais elle ne s’apitoie pas, ni ne s’étale en surenchère. Elle semble avoir la carapace légendaire et aguerrie des femmes corses ( à qui on ne la fait pas...) fières de rudesse et de bon sens.
Une transmission de mères en filles endeuillées qui ne souffre pas d’exception ou presque dans cette génération et les précédentes. En tout cas c’est ce qui survit dans l’esprit des hommes lorsqu’on regarde Fulmina s’éloigner de dos...
La vie corse n’est pas la dolce vita pour les natives bridées par les traditions coutumières et machistes qu’on entrevoit. L’ omerta est sous-jacente, en tout cas fantasmée comme une évidence. On ne peut pas batifoler en pleine lumière, d'ailleurs les bergeries sont des lieux de rendez-vous commodes mais spartiates pour les amours débutantes ou adultères. Les fusils ne sont jamais loin...
Pourtant , dans sa robe de ville bleue sépia, juchée sur une moto qu’elle partage avec une autre jeune femme sur la photo de couverture du livre, Filumena semble prête à partir et à vivre joyeusement. Et je crois finalement que c'est ce qu'elle a fait.
C’est le corps qui n’a pas suivi l’élan vital jusqu’au bout du livre. Elle ne semble pas s’en étonner, juste le déplorer.
Dans ce roman, on apprend qui est Filumena dans ce qu’elle dit et peut-être moins dans ce qu’elle garde en mémoire sous ses pieds... Comme la plupart des femmes depuis des millénaires, Filumena est une taiseuse ordinaire que j’aimerais entendre chanter avec ses copines dans un chœur de femmes planant entre l’île et le continent comme des oiselles insolentes. Elle sait trop de choses pour ne pas être entendue. Affaire à suivre au milieu des asphodèles ?
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